1
Le mois de septembre s’était écoulé rapidement et octobre pointait déjà le bout de son nez. Pour Lucille, les semaines défilaient de façon vertigineuse entre ses devoirs, ses réunions à la congrégation, son démarchage et les occupations d’automne, comme le ramassage des champignons que ses parents faisaient sécher pour le reste de l’année ou celui des châtaignes qui leurs serviraient de repas les dimanches soir ou qui régaleraient leurs frères et sœurs, lors des assemblées hebdomadaires, les uns chez les autres. Le lundi matin, elle arrivait en cours fatiguée et se demandait chaque fois comment elle pourrait tenir toute la semaine. Pourtant, lorsque la prof de français annonça la reprise des cours de théâtre, elle s’y inscrivit sans hésitation. Cet art était le seul divertissement que ses parents lui autorisaient, puisqu’ils appréciaient les grands classiques. Toute autre activité scolaire était fortement déconseillée pour ne pas perturber leur sage façon de vivre, pour maintenir leurs principes sains et éviter les relations avec les personnes du monde. Depuis la sixième, chaque année, un rôle un peu plus important lui était attribué et elle qui était si timide se surprenait à se dépasser et à sortir totalement de sa coquille pour devenir une soubrette, une vendeuse de fleurs ou une marquise. C’était également la seule occasion où elle pouvait se maquiller légèrement, ce qui constituait un atout supplémentaire à cette discipline qui la passionnait, car elle restait une fille avant tout, tout en se reprochant cette vilaine attirance. Adorant les livres, l’histoire, le français, elle avait choisi le BAC L pour se diriger dans un emploi en rapport avec la littérature.
Ce jour-là, il fallut choisir la pièce qui serait donnée en représentation et, comme d’habitude, elle ne participa pas au vote, s’interdisant de faire des choix dans ce monde qui ne lui appartenait pas et où elle vivait en marge de la société. La prof proposa quatre titres : Roméo et Juliette – les hauts de Hurlevent – Dom Juan et le médecin malgré lui. Le chapeau défila d’un bureau à l’autre, chacun déposant son petit papier à l’intérieur et, après lecture des votes, Roméo et Juliette et Le médecin malgré lui furent à égalité. Du coup, un second suffrage fut nécessaire et le grand classique où les deux amants mouraient l’emporta de quatre voix. Lucille ne put cacher la joie qu’elle ressentit, puisque c'est celle pour laquelle elle aurait opté si elle avait pu donner son opinion. Puis la prof signala qu’elle manquait d’acteurs pour tenir tous les rôles et elle redemanda des volontaires pour compléter la troupe. Comme chaque année, les filles furent nombreuses à s’inscrire, tandis que les garçons restaient réticents, d’où l’obligation du sexe féminin de tenir les rôles masculins. Là encore, seuls deux garçons levèrent la main alors qu’une dizaine de filles, dont Lucille, virent leur nom noté au tableau. Puis le plus excitant eut lieu : la distribution des personnages. De nouveau, elle laissa à Mme Duval, sa professeure, le choix de lui en déléguer un, cette dernière la connaissant parfaitement et sachant que jamais Lucille n’aurait l’audace d’en réclamer un en particulier. C’est donc avec stupeur qu’elle l’entendit annoncer :
- Lucille, depuis le temps que tu fais partie de notre troupe et que tu ne demandes jamais rien, pour cette dernière année, je te confie le rôle principal : tu seras Juliette.
Troublée, elle bredouilla un merci peu convaincant, excitée d’hériter de ce si beau rôle, mais également atterrée par la réaction de ses parents dont elle n’était pas certaine d’avoir l’approbation. Elle s’apprêtait à en faire la remarque lorsqu’une voix, railleuse et provocante, ricana :
- Vous faites erreur, Madame. Pour Lucille, vous auriez dû choisir la Nativité et lui donner le rôle de la Sainte Vierge.
Mortifiée, elle plongea le nez dans son classeur, regrettant d’avoir tressé ses cheveux comme tous les jours, qui l’empêchait de s’y cacher, tandis que tous éclataient de rire, trouvant la réflexion de cet idiot irrésistible.
- Tiens, tiens, Nicholas, mais quelle bonne nouvelle, vous vous réveillez ! Sincèrement, je vous croyais en catatonie. Dites-moi, puisque vous savez si bien ce qui convient aux autres, convenez que le rôle de Roméo vous irait à ravir puisque vous en avez la verve et le mordant ! Donc, c’est entendu, vous serez Roméo.
- Quoi ? Non, mais vous déconnez ?
- Pardon ?
- Heu… Vous blaguez ? Allez, Madame, dites que vous blaguez.
Lucille avait pâli, elle aussi, et elle espérait que Mme Duval désirait juste lui donner une leçon, car jamais Nicholas n’avait démontré un intérêt quelconque à cet art.
- Voyons, vous avez sciemment choisi un BAC L, n’est-ce pas, Nicholas ? Un BAC littéraire ? De votre propre initiative ?
- Heu… oui, Madame, grinça-t-il en discernant un piège.
- Alors, il est temps de nous prouver votre attachement à cette matière, car jusqu’à présent, je me demandais si cette décision n’était pas une alternative ou une fuite en avant.
- Pas du tout, j’aime la littérature et…
- Alors prouvez-le et soyez Roméo ! Vous qui savez si bien vous gausser des autres, redouteriez-vous le ridicule et la moquerie ?
- Certainement pas, répliqua-t-il, en serrant sa mâchoire pour prouver sa détermination.
- Donc, c’est une affaire entendue et nous n’allons pas débattre le reste du cours sur vos états d’âme. Pour le rôle de Mercutio, ce sera toi, Anna, continua la prof, indifférente aux marmonnements du jeune homme.
Elle passa le reste de l’heure à nommer les différents protagonistes, mais Lucille, désemparée, ne faisait plus attention à ceux qui partageraient la scène avec elle, ne retenant qu’une seule chose : Nicholas serait Roméo. Elle devait absolument trouver une échappatoire au rôle de Juliette, mais comment faire ? À peine la cloche eut-elle sonné que Nicholas se dirigea vers le bureau de Mme Duval, en épinglant son plus beau sourire. Du coup, elle eut un regain d’espoir, persuadée que son charme ferait son effet habituel, car ce gars jouait de son physique agréable et de sa séduction naturelle, un charme attesté par le nombre incroyable de filles qui défilait à son bras au cours d’une année scolaire. Mais lorsque le lendemain, il pénétra dans la classe en lui jetant une œillade assassine et en s’asseyant rageusement sur sa chaise, elle comprit que sa manœuvre avait capoté. Une fois le cours terminé, à son tour, elle avança vers le bureau de Mme Duval :
- Madame… vous devez trouver quelqu’un d’autre pour la pièce, je… je ne serai pas Juliette.
- Pourquoi donc, Lucille ?
- Ce… mes parents ne seront pas vraiment d’accord pour que je tienne le rôle principal et…
- Vraiment ? Pourtant, lorsque je les ai appelés hier soir pour les avertir des jours où se tiendraient les répétitions, ils semblaient enchantés que tu aies décroché ce rôle.
- Oh… Je ne savais pas…
- Lucille, ne me dis pas que Nicholas te fait peur ?
- Non, bien sûr que non… Seulement… ce gars me déteste et… le public le ressentira, sur la scène… Je vous assure que ce n’est pas une bonne idée…
- Tu te fais des idées, Lucille. Pourquoi t’aurait-il en aversion ?
- Vous le savez bien… ma religion… Beaucoup ne me supportent pas parce que je suis différente.
- Je crois simplement que les étudiants te trouvent bizarre et repliée sur toi-même, mais tu dois passer outre.
- S’il vous plaît, Madame, donnez mon rôle à quelqu’un d’autre.
- Non… c’est ton rôle et il est pour toi. Je suis convaincue que tu seras une magnifique Juliette, alors n’en parlons plus !
Elle lui tourna le dos pour signifier que la conversation était close et, désappointée, elle sortit de la classe en réfléchissant au moyen d’abandonner, sans se la mettre à dos. Nonchalamment adossé au mur, Nicholas attendait quelque chose ou quelqu’un, et ce n’est que lorsqu’il s’approcha d’elle qu’elle comprit qu’il la guettait :
- Alors, tu as réussi à la persuader ?
- Quoi ? fit-elle, surprise qu’il lui adresse la parole.
- Je te demande si toi, tu as réussi à la persuader de me retirer ce rôle ?
- Oh, ce n’est pas ce que je lui ai demandé… je voulais qu’elle m’élimine de la troupe.
- T’éliminer de la troupe ? Tu déconnes ? Tu es la plus expérimentée, pourquoi ferait-elle une telle connerie? Tu aurais dû la contraindre à m’ôter ce rôle, elle t’aurait écoutée.
- Je… je n’ai pas à décider à sa place. Tu n’as qu’à le faire, toi.
- Qu’est-ce que tu crois que je lui ai demandé, hier soir ? Mais elle n’a rien voulu entendre et…
Madame Duval franchit la porte pour rejoindre la salle des professeurs et les apercevant dans le couloir en tête à tête, elle conclut, enchantée :
- Hé bien, vous voyez que vous êtes capables de discuter sans vous entre-tuer. N’oubliez pas, première répétition lundi prochain, alors apprenez le premier acte.
Elle les quitta en faisant claquer ses talons hauts sur le sol et autant désappointés l’un que l’autre, ils se dévisagèrent un court instant et sans un mot, ni se consulter, ils se séparèrent en s’éloignant chacun de leur côté. Impatiente, Michèle, qui l’attendait devant la grille du lycée, la pressa dès qu’elle l’aperçut :
- Dépêche-toi, Lucille ! Nous allons être en retard pour la réunion de 18 h. Qu’est-ce que tu faisais ? Ça fait vingt minutes que je patiente.
- Je voulais que la prof me donne un autre rôle, mais elle refuse. Apparemment, Nicholas a fait la même chose hier soir, malheureusement, elle ne veut rien savoir.
- Ce n’est pas bien grave, tu n’auras qu’à jouer en t’imaginant que ce n’est pas lui. De toute manière, ce gars est stupide, alors cela ne devrait pas être trop difficile de l’oublier. Vite, c’est à nous de traverser.
- Pourquoi es-tu si pressée ? Nous avons largement le temps d’arriver avant le début de la réunion.
- C’est que… Richard m’a demandé de venir un peu en avance pour développer le sujet de ce soir…
- Tiens, tiens, tiens… s’amusa Lucille, en constatant que les joues de son amie avaient pris une belle teinte rosée. Les choses se préciseraient-elles ?
- Oh, Lucille, j’aimerais tellement qu’il ose se lancer… Tu crois que je lui plais ?
- Sincèrement, je n’en ai aucune idée… Je t’avoue que je ne fais pas réellement attention à Richard, mais je peux l’observer, si tu veux, et vérifier s’il te regarde souvent.
- Tu ferais ça ? Merci, Lucille, tu es une sœur pour moi.
Elles arrivaient devant la salle du Royaume et, instinctivement, elles avaient repris la démarche calme et posée qui convenait à leur statut, mais à peine avaient-elles passé la porte que son amie s’élança vers Richard qui patientait dans un coin du hall. Le jeune homme s’approcha d’elle pour lui tendre une bible et ils s’éloignèrent en discutant tandis que Lucille rejoignait ses parents et sa jeune sœur déjà installés, qui relisaient les versets qui seraient débattus lors de la soirée. Deux heures plus tard, de retour chez eux, son père l’interpella tandis qu’elle mettait la table.
- Pourquoi nous as-tu caché que tu avais décroché le rôle de Juliette ? Ton professeur nous a prévenus et, sincèrement, j’ai dû avoir l’air bête de ne pas être au courant. Pourquoi ces cachotteries ? Tu n’es pas contente d’avoir le premier rôle ?
- C’est que… je ne sais pas. Je n’ai pas l’habitude de me trouver au premier plan et puis… je ne suis pas certaine d’être capable d’assumer une telle responsabilité.
- J’admets que Dieu préfère que nous restions humbles, mais ce n’est qu’une pièce de théâtre scolaire, Lucille, tu ne feras pas la première de l’Olympia. Ta mère et moi trouvons que c’est une juste récompense au travail que tu as fourni toutes ces années.
- Mais Papa, la pièce est importante et les dialogues sont considérables, ce qui engendrera une grosse surcharge de travail. Et puis je serai obligée de rater deux réunions par semaine, car les répétitions se tiendront tout de suite après les cours les lundis et vendredis, et la prof a précisé qu’elles pourraient durer jusqu’à 20 H… peut-être plus encore, au fur et à mesure que nous avancerons dans le spectacle. Je ne crois pas être à la hauteur d’une telle tâche.
- Ce soir, j’en ai discuté avec le surveillant de circonscription ainsi qu’avec quelques anciens et ils ne voient aucun problème à ton absence sporadique, dès l’instant que tu reprennes ta vie normale après la représentation. Ne t’inquiète pas, tout le monde connait ton assiduité et ta foi. Et puis, ton professeur m’a assuré que tout sera terminé à Pâques, c’est bien ça ?
- C’est son objectif…
- Alors, ce sera parfait. De cette manière, tu pourras assister sans problèmes au congrès annuel. Au fait, qu’as-tu pensé du sujet de ce soir ?
Voilà, c’était terminé, son père avait tranché et elle n’avait rien à dire. Juliette elle devait être, Juliette elle serait…